Une enquête de Laure CHANON, journaliste indépendante.
Résumé
Une enquête commandée par l’UNAF révèle une exposition généralisée des abeilles aux néonicotinoïdes en France. Des millions d’hectares de cultures attractives pour les abeilles sont concernés chaque année, par des traitements directs et via des sols contaminés par ces molécules. Malgré leur dangerosité et une forte imprégnation de l’environnement, de l’eau et des aliments, les néonicotinoïdes, surtout utilisés en traitement de semences, échappent aux politiques visant à réduire l’usage des pesticides. Pourtant, les traitements de semences sont contraires à la directive européenne sur l’agriculture durable. Cette situation favorable aux néonicotinoïdes tient davantage au verrouillage du système agricole français et à sa dépendance aux pesticides qu’au manque d’alternatives.
Néonicotinoïdes : au moins 6 millions d’hectares traités chaque année
En France, au minimum 6 millions d’hectares chaque année sont traités avec des insecticides éonicotinoïdes, soit via les traitements de semences (enrobages), soit par pulvérisation : c’est ce que révèle l’enquête commandée par l’UNAF. Pour comparaison, la surface des grandes cultures est estimée à 15 millions d’ha et la surface agricole utile de terres arables est estimée à un peu plus 28 millions d’ha.
Ce calcul, réalisé à partir des chiffres émanant des organisations professionnelles, est loin d’être exhaustif : il ne prend en compte que les cultures de céréales à paille (3 millions d’ha traités aux néonicotinoïdes), colza (1, 5 million d’ha), maïs (1 million d’ha) et betterave (390 000 ha).
Bien d’autres usages ne sont pas comptabilisés ici : arboriculture, viticulture, culture de pommes de terre, maraichage, prairies, traitement des conifères, cultures ornementales et florales, etc. Il est probable que la contamination par les néonicotinoïdes est généralisée à l’ensemble du territoire français, et que même les zones de montagne n’y échappent pas, du fait des traitements des conifères par exemple.
Néonicotinoïdes, de quoi s’agit‐il ?
Les insecticides néonicotinoïdes, présents sur le marché depuis 1994, comptent aujourd’hui sept molécules autorisées : l’imidaclopride, le thiaméthoxam, la clothianidine, le thiaclopride, l’acétamipride, le dinotéfurane et le nitenpyrame.
Toutes sont des neurotoxiques : elles agissent sur le système nerveux central des insectes et des autres organismes vivants non ciblés.
Les néonicotinoïdes sont systémiques, c’est‐à‐dire qu’ils sont absorbés par la plante puis circulent dans son système vasculaire, jusque dans les parties florales telles que le pollen et le nectar. Ils sont tous dangereux pour l’abeille au stade du semis, de la floraison mais aussi lors du phénomène de guttation (processus biologique de transpiration des plantes et source importante d’eau pour l’hyménoptère).
Des rotations dangereuses pour les abeilles
Les molécules néonicotinoïdes ont la particularité d’être très persistantes dans le sol et dans l’eau. Aussi, elles peuvent être absorbées par les plantes plusieurs années après leur utilisation, ainsi que l’ont démontré différentes études. Or le colza, le tournesol et même le maïs sont souvent cultivés après des céréales à paille ou des betteraves traitées aux néonicotinoïdes au cours des rotations (successions de différentes cultures sur une même parcelle pour des raisons agronomiques). Leur contamination est donc très probable. Le phénomène a été constaté sur colza.
Des restrictions d’usage de trois néonicotinoïdes (clothianidine, imidaclopride et thiaméthoxam) ont bien été décidées fin 2013 sur les plantes attractives pour les abeilles. Mais elles n’empêchent pas l’usage du thiaclopride en traitement foliaire sur 100% des colzas et en enrobage d’un tiers des semences de maïs. Elles n’empêchent pas davantage les colzas, maïs et tournesols d’être contaminés lors des rotations sur des millions d’hectares. D’autre part, les néonicotinoïdes se concentrent dans les fleurs en bordure de champs. Ce sont autant de pièges pour les pollinisateurs.
Rien d’étonnant à ce que l’hécatombe des abeilles et autres insectes continue. Si les mesures prises n’ont eu les effets escomptés, ce n’est pas parce que les néonicotinoïdes sont hors de cause comme l’affirment les fabricants, mais parce qu’elles sont totalement insuffisantes.
Plus grave : des analyses ont montré que ces neurotoxiques sont omniprésents dans l’environnement, dans l’eau et dans les aliments. Logiquement, ils se retrouvent dans le corps humain malgré des risques pour la santé, révélés par plusieurs études et notamment une de l’Anses.
Traitement de faveur pour les traitements de semences
Les raisons sont réunies pour que ces molécules soient interdites (la France prévoit une interdiction totale en septembre 2018 mais avec possibilités de dérogations jusqu’en 2020).
Or jusqu’à maintenant, elles profitent du traitement de faveur des traitements de semences. En effet, elles sont le plus souvent utilisées à même les semences (quelques grammes à l’hectare suffisent).
Les traitements de semences ont totalement échappé jusqu’en 2012 aux efforts déployés dans le cadre du plan Ecophyto pour réduire l’usage des pesticides en France et bénéficient encore d’un régime de faveur. Ils échappent également au système des certificats d’économie de produits phytosanitaires, une nouvelle mesure allant dans le même sens. Ces dispenses fonctionnent comme des encouragements qui sont incompréhensibles, surtout pour les néonicotinoïdes. D’autant que le principe même des traitements de semences est contraire à la directive européenne pour une utilisation durable des pesticides. Ces produits ne devraient être appliqués que si la présence de ravageurs est constatée et la fréquence des traitements agrochimiques devraient être réduits autant que possible selon ce qu’elle enjoint. Or, les traitements de semences sont préventifs et systématiques.
D’autre part, la plupart de ces traitements sont réalisés en usine et standardisés. Ils ne cherchent pas à réduire les doses ni le nombre de molécules utilisées (4 ou 5 sur le blé par exemple) mais à couvrir tous les besoins d‘une zone de production en apportant une « garantie tous risques » aux agriculteurs. L’expérience montre pourtant que même avec ce type de traitements, il est possible d’économiser des pesticides (jusqu’à 60%) en ajustant le nombre de molécules et leur dosage à la parcelle. C’est le cas sur céréales à paille : la reproduction des semences par les agriculteurs est autorisée pour ces cultures et ils peuvent décider des enrobages. Nombre d’entre eux réalisent des traitements beaucoup plus légers et obtiennent des résultats équivalents.
Pour les autres cultures, on ne trouve plus sur le marché que les semences certifiées traitées en usine. Les organisations professionnelles et certaines aides publiques encouragent à les employer de préférence en céréales à paille. On peut se demander si ce régime n’est pas le résultat d’un lobbying exercé par les semenciers dont les principaux sont également fabricants d’agrochimie comme Monsanto, Syngenta et Pioneer.
Dépendance aux pesticides des vendeurs de semences et des agriculteurs
Les néonicotinoïdes assurent de bonnes marges aux vendeurs de semences, des coopératives agricoles dans environ 70% des cas. Un enrobage au Gaucho par exemple (imidaclopride) permet de doubler le prix d’une semence. Les coopératives ont donc intérêt à promouvoir ces produits. Les pesticides tiennent une place importante dans leur chiffre d’affaires.
Quant aux agriculteurs, nombre d’entre eux dépendent de leur coopérative (les ¾ adhèrent à une coopérative au moins) pour la vente de leur récolte notamment et ne veulent pas prendre de risque économique. Ils se conforment donc aux prescriptions de leurs coopératives en achetant les semences conseillées et en appliquant les traitements préconisés. Ils y souvent contraints par contrat quand ce n’est par le souci d’entretenir de bonnes relations avec leur acheteur. Ils se laissent aussi séduire par les avantages offerts par la coopérative (avance de trésorerie sur les achats de semences, prime en cas d’achat de semences certifiées…).
Pourtant, les alternatives existent. Remplacer les néonicotinoïdes est possible sans perdre pour autant en rendement ou provoquer plus de pollution. Leur maintien tient davantage au fonctionnement du système agricole français qu’au manque d’alternatives.
L’Agence nationale de sécurité de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) est chargée par le gouvernement d’évaluer ces alternatives et devrait publier les résultats de ses premiers travaux d’ici la fin de l’année.
Lire l’article complet… édifiant et fort intéressant !